978-284809-311-6
15 x20 cm
276 pages
19,50 €
Vues et lieux d’un département (Nantes et Saint-Nazaire, notamment).
Fragments, en lien avec ces lieux, d’un roman familial. Bribes aussi d’une histoire personnelle (grandir, militer, étudier, enseigner, vieillir).
En contrepoint, extra-départementale, une traversée du vingtième siècle. Pêle-mêle au générique : un aïeul aède au camp de Wittenberg en 14-18 ; les Surréalistes à Nantes ; deux chefs de gare, l’un communiste à Commequiers (Vendée), l’autre admirateur de Tolstoï à Astapovo (Russie) ; des étudiants “s’établissant” en 68 ; Sartre et Louis de Funès ; une grand-mère Suzanne experte en zizanie domestique ; un syndicaliste d’Indret devenu agent du Komintern ; Pascal Quignard à Ancenis ; un poète très local honoré à La Plaine-sur-Mer ; une huppe ordinaire ; un écrivain soviétique dont on compulse les archives dans une grande ville de Sibérie…
Également, une recette peu orthodoxe de lamproie ; une visite guidée des toilettes du Lieu Unique (à Nantes) ; des considérations sur le rugby ; d’autres sur la littérature, la philosophie, la musique ; une tentative pour penser, à partir de Vallès, ce que pourrait bien être un luxe pastoral et pour tous… »
J.-Cl. P.
Là de Jean-Claude Pinson par Pierre Vinclair
Là est un ensemble de variations autobiographiques, géographiques, philosophiques, politiques, littéraires, ayant pour arrière-fond et parfois pour thème la Loire-Atlantique (le titre du livre en est aussi l’acronyme) : le département où Jean-Claude Pinson a toujours habité ou presque. En vingt chapitres et un post scriptum, on y découvre ensemble un homme et son milieu ; l’histoire familiale y croise des pages de Julien Gracq, les années soixante repassent sous nos yeux avec les années dix et les années quatre-vingt. Une « autobiographie en archipel » (p. 15) traversée par des « vies minuscules » (de Jean Crémet, Anatoly Trofimovitch Tchernousov, Jean-Marie Gouy, Clément Lévêque ou d’autres) et éclatée en fragments méditatifs — qui ne sont jamais l’occasion de cette mélancolie poseuse qui sert parfois aux écrivains à justifier la présomption de se donner à lire. À la place, Pinson intercale entre son lecteur et lui la carte de Loire-Atlantique : le département a beau être le fruit artificiel d’un découpage administratif, le projet de présenter « L.-A. comme un alter ego et soi-même comme un département. » (p. 15) est d’un intérêt bien suffisant pour rémunérer l’attention du lecteur sans avoir à jouer au génie torturé.
Jean-Claude Pinson peut dès lors couler sa méditation, souvent de bonne humeur, parfois inquiète, dans une écriture qui nous donne du plaisir à mesure qu’elle en prend. On sourit en apprenant que « l’affaire urologique est une affaire ontologique, cosmique » (p. 90), en voyant comment « la zizanie s’installe en Suzannie » (p. 115), en arpentant « l’avenue de la Rép’ (selon l’apocope en usage à Saint-Naz’) » (p. 128) ou en entendant que « dans la nuit ronflaient à donf les lourdes basses d’un immense dancing planté au beau milieu des champs » (p. 239). Ce style foncièrement libre, nourri de références qu’il reprend et déplace comme des standards (ainsi, « Calme bloc chu de je ne sais quel obscur désastre », p. 148), se réclame d’un crédo poétique inspiré des jazzmen (« Je voulais le free-jazz et l’expérience vive », p. 151) et partagé par les rugbymen : « Dans les deux cas, rugby et poésie, il s’agit de déjouer les stéréotypes, de surprendre l’adversaire (ou le lecteur), d’éviter la syntaxe d’une attaque trop ‘téléphonée’. » (p. 210).
On lira donc, dans ce livre, de nombreuses pages surprenantes de liberté : par exemple dans ce chapitre au titre malicieusement hölderlinien, « À quoi bon des poètes locaux ? » (p. 167 sq.), où Jean-Claude Pinson, après des considérations sur un poète local inconnu (Joseph Rousse), présente son approbation (démocratique) mélangée de honte (aristocratique) à être inclus dans une anthologie des poètes de Loire-Atlantique, pour finir sur une critique de Mallarmé comme poète « trop peu ‘départemental’ » (p. 176). L’auteur d’Habiter en poète, ne se méprenant pas sur l’importance, à double-tranchant, d’un ancrage local, conclut avec une modestie qui ne semble pas feinte : « quant à savoir si malgré tout je suis resté un ‘Anacréon de province’, ce n’est pas à moi d’en juger. » (p. 176)
C’est que l’honnêteté innerve le récit, de bout en bout, Jean-Claude Pinson s’y faisant d’autant moins poseur que l’enjeu n'est pas pour lui de se montrer comme ci ou comme ça mais de se servir de ses expériences (de celles de ses aïeux, de ses contemporains) pour penser le réel. En cela, plus qu'à une autobiographie, Là fait penser à un recueil d’essais (au sens de Montaigne) où le récit d’expérience est, au même titre que les méditations architecturales ou les références littéraires (Vallès, Michon, Bailly, Leopardi, Mallarmé, Quignard), d’abord une voie d’accès à la compréhension du vaste monde : de ses visages contemporains comme de ses évolutions passées et futures. C’est à ce titre que la problématique écologique affleure à plusieurs reprises à la surface du texte, synthétisant à bien des égards ses différentes dimensions dans la mesure où s’y croisent celles du lieu, de l’engagement et de la création littéraire. La question hölderlinienne de la raison d’être des poètes y réapparaît : contre le productivisme, « c’est vers un autre mode de vie qu’il faut se tourner ; c’est un autre rapport à la Terre et aux lieux qu’il faut inventer — un rapport poétique, un rapport non prédateur. » (p. 177) Du poète local à la Terre tout entière, puisque, selon le bel aphorisme de Miguel Torga, « l'universel c'est le local moins les murs » (cité p. 176).
L’autobiographie, genre des petites immoralités de l’ego, se transforme alors en contribution morale désintéressée, mais impliquée (je veux dire qui ne relève pas d’un universel abstrait), la subjectivité du poète ne se souhaitant rien de mieux que le service de l’intérêt général : « Verdir la ville, y faire refleurir l’enchantement pastoral est aujourd’hui une préoccupation majeure de tous ceux qui ont en charge l’aménagement urbain. Mais l’affaire n’est pas seulement urbanistique. Elle est aussi poétique, c’est-à-dire affaire d’imaginaire et de regard, d’appréhension sensible, d’attention prêtée à ce qui dans la ville témoigne de l’insistance d’une Nature que la modernité a trop vite voulu exclure des espaces urbains. » (p. 90) Appréhension sensible que Là ne se contente pas de théoriser, mais qu’il exemplifie, dans la profusion même qu’il appelle, « de formes et de figures, d’histoires et d’exempla capables de rendre à la vie toutes ses couleurs et sa ferveur entière. » (p. 90-91)
Livre correctif, inscrivant l’histoire du moi dans un au-delà du communisme et de l’hégélianisme d’un premier et même d’un deuxième temps ? Oui et non, fatalement. Et sans doute, dirais-je, pour la même raison. Car ce qui ne cesse de jaillir de ces belles pages de réflexion et de mémoire loin surtout dans un passé où l’abstraction, le monde de l’Idée, n’a pas encore imprimé sur la conscience, risquant ainsi d’orienter presque irrésistiblement esprit et corps, ses puissants programmes idéaux, conceptuels, catégoriels – ce qui persiste à revenir donc, spectral mais ancré dans le réel, ‘sentimental et naïf’, c’est la vivante authenticité des rapports d’un homme – enfant, adolescent, finalement vieillissant – à la terre et à cette mer, l’Atlantique, que nourrit inlassablement, splendidement, énigmatiquement un grand fleuve, la Loire, multiple, fourmillant, peuplé d’expériences viscérales, presque transcendantes dans leur riche improbabilité pourtant vécue et déterminante.
Lire les différents recueils que nous a si généreusement proposés Jean-Claude Pinson, d’abord dans un effort de concentration sur son habitation de lieux intimement connus et poétiquement appropriés, ensuite, avec Fado (avec flocons et fantômes) et Alphabet cyrillique, où est générée, face à son être-au-monde, une approche hétéronymique, le moi faisant exploser sa fictive solidité, avouant sa pluralité, ses ambivalences, son quasi-infini psychique – lire tous ces recueils, si c’est sans doute frôler une vaste emblématicité de ce qui fonde l’ontologie de celui qui écrit, ne permet pas de pénétrer dans l’intimité, la simplicité, l’innocence d’une vie qu’ici nous offre Là (L.-A., Loire-Atlantique), dans son riche devenir loin de tous les ismes qui passent.
Certes, nous voyons mieux ce qui pousse le jeune Pinson à s’orienter vers celui qui nous donnera son Habiter en poète, son Drapeau rouge, son À Piatigorsk, sur la poésie, son Poéthique. Une autothéorie. Mais Là plonge plus profond dans les archives de la sensibilité, malgré une certaine réserve que l’autobiographique choisit, et on le comprend, face au défi du confessionnel. Mais, bien sûr, il ne s’agit pas d’avouer, penaud ou audacieux, mais de tenir compte, d’enregistrer quelques-uns des charmes, oui, étrangement magiques, d’une existence, surtout d’une jeunesse. La beauté du livre réside dans ces nombreux tableaux – voici le mode sur lequel le livre s’élabore – consacrés à des scènes qui resurgissent dans la conscience de celui qui tient à honorer son enfance et son adolescence, comprenant à quel point la délicatesse de leur poids, de leur énergie, reste toujours pour celui qui les inscrit étonnamment pertinente pour une appréciation de sa présence au monde aujourd’hui. L’attachement à la vie rurale, à deux villes qui deviennent le centre d’une existence, la foisonnante activité d’une famille de trois générations, le caractère viscéral et spirituel de cette intense proximité, l’expérience des différences sociales, la vie extraordinaire d’un fleuve versant le contenu de ses eaux dans l’infini de la mer, le rugby, la pêche, les repas en famille, l’école, l’architecture, la musique, etc. Et le tout médité, caressé même, dans la sagesse, la gratitude, une ouverture de l’esprit, depuis une maison face à la mer, cette mer qui, à bien des égards domine implicitement tout le livre, lui conférant le sentiment d’un infini au large, mais aussi au sein, des confins d’un vécu constant, fidèle.
Michaël Bishop
Jean-Claude Pinson. Là. (L.-A., Loire-Atlantique). Joca Seria, 2018, 275 p., 19,50€.
par Angèle Paoli
Jean-Claude Pinson, Là (L.-A., Loire-Atlantique)
Variations autobiographiques et départementales, suivi de Frères oiseaux,
éditions joca seria, Nantes, 2018.
Lecture d’Angèle Paoli
É |
La géographie intime de Jean-Claude Pinson
par Thierry Guidet, Place publique #67
Voici un livre admirable. Oui, je sais, écrire cela ne peut qu’éveiller les soupçons. D’autant que le livre est celui d’un ami et que, circonstance aggravante, une première version de plusieurs de ses chapitres a paru dans cette revue1. Oui mais voilà, l’admiration, ça ne se commande pas. Et la taire par pudeur serait une sottise. Donc, pas d’autre choix que de le répéter : voici un livre digne d’éloges et je veux bien être pendu si ceux qui l’ouvriront se plaindront d’avoir perdu leur temps à en tourner les pages.
De quoi s’agit-il ? D’une autobiographie. Mais singulière, « une autobiographie en archipel, sans cesse distraite de son cours par des récits adjacents et des remarques mêlées touchant au genre de l’essai ». Où il est question de rugby, de lamproie au beurre blanc, de Hegel, du bon usage de la mélancolie, de Moby Dick, des couleurs du siècle, du Parti communiste marxiste-léniniste de France, de prostate, de Hölderlin et des fleuves, des horaires de chemin de fer, de free-jazz, de deux ou trois autres choses encore.
Ce disparate est pour beaucoup dans le bonheur de lecture. Il n’est pas si fréquent de voir un intellectuel habité d’un tel sentiment de la nature, capable de décrire avec précision le chant des oiseaux en bord de mer, de nous faire partager le parfum des daphnés à la fin de janvier. Il est rare qu’un philosophe décrypte avec cette perspicacité les plus menus signes des temps : l’actuelle prépondérance du tabac blond sur le tabac brun, un lendemain de 14 juillet sur la plage de Tharon, le désir de rivage qui saisit tant de retraités…
La variété des sujets ne doit pas faire oublier le ferme fil conducteur du livre manifesté dès le titre, Là (L.-A., Loire-Atlantique) et le sous-titre, Variations autobiographiques et départementales2. Cette autobiographie est aussi la géographie intime d’un département où l’auteur est né et où il a passé le plus clair de son temps : enfance sur les rives de Loire, années militantes à Saint-Nazaire, enseignement à la faculté de philosophie de Nantes, moment du retrait sur le littoral, au sud de l’estuaire. Pas de quoi revendiquer je ne sais quel patriotisme local, mais cet aveu tout simple : « C’est toujours in situ que j’ai voulu parler de ma vie […] Parce qu’il est toujours bon de se situer, de dire d’où l’on parle, et parce que les lieux en question m’ont durablement marqué de leur empreinte, quand bien même j’ai voulu leur imposer des lunettes déformantes et m’en abstraire à grand renfort de théories et fantasmes (de théories virant vite au fantasme). » Pour mieux faire entendre son projet, l’auteur ne craint pas de citer la phrase rabâchée du Portugais Miguel Torga : « l’universel, c’est le local moins les murs ».
LAVER LE REGARD
Cette familiarité avec le lieu nous vaut de merveilleux passages. Le paysage découvert depuis le treizième étage de la tour Vulcain, sur l’Île de Nantes, où l’auteur habite parfois « une chambre de veille en ville, mais avec vaste vue sur la mer urbaine et son très assagi volcan ». La Loire du premier âge et « le saisissement que produit la vue de sa large coulée sous le ciel ». Saint-Nazaire qui « a tôt fait de vous marquer d’une empreinte indélébile, les moires et les lointains puissants de la lumière océanique, l’amplitude des espaces urbains, la réserve d’avenir qu’ils semblent receler venant substituer leurs saveurs stéréophoniques à cette patine qui fait, paraît-il, le charme des villes où règnent les vieilles pierres ». On hésite à parler de pages d’anthologie tant le terme est chargé. Mais ces lignes lavent le regard, renouvellent la vision des paysages accoutumés, à la manière d’un Cézanne peignant la Montagne Sainte-Victoire, d’un Demy filmant les rues de Nantes.
De telles réussites, bien sûr, tiennent aussi au style. Au détour d’un passage, Jean-Claude Pinson nous livre les clés de son art poétique : une volonté de faire entendre une certaine nouveauté de ton issue de l’avant-garde – « ces “grandes irrégularités de langage” dont parle Bataille » – sans renoncer à faire écho à « la gravité de l’existence, sa blessure, sa joie aussi, sa matière vive ». Bref, « le free-jazz et l’expérience vive ». Cette conjonction me paraît parfaitement réussie ici, mieux que dans Fado (avec flocons et fantômes) ou que dans Drapeau Rouge, des livres à mon oreille guettés par la gratuité de l’écriture. L’auteur use de la forme courte, chaque chapitre étant scindé en sections dotées chacune d’un titre. Il a une manière très jazzy de déhancher parfois sa phrase et de plaquer ici et là un accord dissonant autant qu’inattendu.
On le sait, le style, c’est l’homme, l’expression d’une manière d’être : une légère autodérision, une réserve, une pudeur qui ne concèdent rien au pathos. Même quand Jean-Claude Pinson évoque la mort de son épouse, simplement désignée par l’initiale M. et par cette tendre épithète de « belle amie des couleurs ». Celle de sa mère, veillée toute la dernière nuit et filmée quelques instants au smartphone en son agonie, images vite effacées par respect. Celle de son père englouti par les flots, un jour de janvier – accident ou suicide ? Celle de son enfant à l’âge de quelques mois : « la dure réalité du dernier regard de la petite morte me tira un instant du songe politique où je m’étais abîmé pour me ramener à la vraie vie ».
Ne nous étonnons donc pas que cette autobiographie reste fragmentaire, trouée de silences et parsemée d’ellipses. On n’y trouvera pas grand-chose, par exemple, sur ce qui fut une des grandes affaires de la vie de l’auteur3 : cet engagement à corps perdu, à « raison éteinte » dans le maoïsme, ce fantasme qui affola plus d’un esprit brillant, méconnaissant totalement la réalité d’une des tyrannies les plus cruelles d’un siècle pourtant peu avare d’atrocités. Cette autobiographie n’est pas un journal intime, celui que tient Jean-Claude Pinson depuis une vingtaine d’années : « confidentiel, secret-défense » ! Elle est, répétons-le, un récit de soi géographiquement situé, « un autoportrait au département » comme l’histoire de la peinture abonde d’autoportraits « aux cheveux ébouriffés » (Rembrandt), « à l’oreille bandée » (Van Gogh) ou « au maillot rayé » (Matisse).
Dès lors, l’auteur court un risque pleinement assumé, celui d’être tenu pour un poète d’intérêt simplement départemental, un « Anacréon de province » (l’expression est empruntée à son ami Pierre Michon qui en use dans Les Onze). Il consacre au sujet un chapitre mi-rieur, mi-inquiet titré « À quoi bon des poètes locaux ? ». Au local, plaide-t-il, « j’ai tenté de ménager toutes sortes de fenêtres pour des arrière-pays nombreux, multiples ». On l’a souligné tout au long de cet article. Mais, c’est vrai, l’état des mœurs littéraires leste d’un lourd handicap un écrivain vivant hors de Paris et prétendant parler de la Loire-Atlantique.
Il existe tout de même quelques illustres contre-exemples, celui de Gracq notamment. « Comment ne pas, quand on est d’ici, vers lui revenir ? » se justifie l’auteur qui le cite souvent. Le projet de Là n’est en effet pas sans rapport avec celui de La Forme d’une ville ou de quelques passages de Lettrines. Tout le mal qu’on souhaite à Jean-Claude Pinson, c’est d’entendre dire aussi, dans les années à venir, à propos de ce livre-ci : « Comment ne pas, quand on est d’ici, vers lui revenir ? » Ce ne serait que justice. n
THIERRY GUIDET
Jean-Claude Pinson, Là (Loire-Atlantique). Variations autobiographiques et départementales suivi de Frères oiseaux, Joca seria, 275 pages, 19,50 €